Fiche-info 145, publiée en mars 2012 : Ce document analyse le gouvernement turc de Recep Erdogan, et les différentes formes qu’il prend étant donné qu’il tire ses racines aussi bien des traditions islamiques que des traditions occidentales.  Et même si l’histoire de la Turquie est unique, et que le gouvernement d’Erdogan a eu des problèmes et obstacles à surmonter, certains pensent que les pays avoisinant pourraient s’inspirer d’un tel modèle.

Le modèle de gouvernement turc

Série Fiche-info N.145, créée: Mars 2012, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 
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145.pngLe gouvernement de la Turquie est-il musulman?

Non. La constitution de la Turquie la définit comme un État démocratique et laïc, et bon nombre de ses dispositions ont pour objectif de préserver la laïcité de l’État turc[1],[2]. Durant l’Empire ottoman, le sultan était aussi le calife, à la fois chef du gouvernement et de la communauté islamique. Lors de l’établissement de la République de Turquie en 1923, son fondateur, le commandant Mustafa Kemal Atatürk, a aboli l’institution du califat et a du coup séparé l’État de toute autorité religieuse. En 1928, on a retiré la clause de la constitution de 1924 qui précisait que l’Islam était la religion de l’État[3]. La constitution actuelle, qui date de 1982, ne promeut aucune religion officielle et reconnaît le droit de liberté de religion de tous les citoyens turcs. Toutefois, 99 pour cent d’entre eux se déclarent musulmans[4].

 

Quel a été le rôle de l’armée dans les politiques turques?

L’armée a naturellement influencé les politiques turques en matière de défense nationale et de sécurité. Elle s’est également posée en « gardienne des principes fondamentaux du régime[5] » créé par Atatürk, en particulier la laïcité. Elle a lancé quatre coups d’État et renversé quatre gouvernements civils depuis l’établissement de la république. Deux de ces coups d’État, ceux de 1960 et de 1980, ont été le résultat d’une intervention militaire directe, tandis que celui de 1971 a découlé d’un ultimatum transmis par voie de mémorandum. Enfin, en 1997 le premier ministre Erbakan, du Parti pro-islamique de la prospérité, démissionne sous la pression des militaires[6]. Néanmoins, l’armée, qui a toujours joui d’un grand respect populaire, a principalement exercé son influence par l’entremise du Milli Guvenlik Kurulu (MGK), le Conseil de sécurité nationale. Cet organe est composé d’un chef d’état-major, de membres sélectionnés du Conseil des ministres, de commandants des forces armées et du président de la République[7]. La constitution de 1982 demandait aux dirigeants politiques de « considérer en priorité » les recommandations du Conseil[8]. Récemment, l’armée a accusé le Parti pour la justice et le développement (AKP, selon le sigle turc) au pouvoir de poursuivre un programme islamiste. Le parti a été banni deux fois après que le Conseil de sécurité nationale a exprimé des préoccupations quant à ses atteintes présumées à la tradition laïciste du pays. Paradoxalement, l’armée turque a défendu autant qu’elle a menacé les valeurs démocratiques libérales, protégeant le caractère laïc du pays, mais intervenant sans relâche, au fil des ans, dans sa vie politique.

 

Dans quel contexte l’AKP d’Erdogan a-t-il pris le pouvoir?

L’AKP est un parti islamiste modéré de centre droit fondé en 2001[9]. Dirigé par l’actuel premier ministre Recep Erdogan, l’AKP a pris le pouvoir en 2002 après que la crise économique turque de 2001 a fait perdre toute crédibilité au gouvernement gauchiste de Bulent Ecevit[10]. La crise a alors précipité la tenue des élections, et l’AKP a remporté une lourde majorité en recourant à des slogans islamistes[11]. Avant la création de l’AKP, le premier ministre Erdogan et le président Abdullah Gul ont été membres du Parti de la prospérité, un parti islamiste fondé en 1983. En dépit de sa grande popularité sous Erbakan en 1996[12], ce parti a été dissout en 1997 par l’armée turque, qui l’a accusé de suivre un programme islamiste. Erdogan et Gul l’avaient tous deux quitté avant qu’il ne soit renversé, et ont fondé l’AKP en 2001. Erdogan aurait dû devenir premier ministre, mais il avait perdu le droit d’exercer des fonctions en raison d’une peine de prison qu’il avait servie pour avoir récité un poème pro-islamiste alors qu’il était maire d’Istanbul en 1994[13]. Par conséquent, Gul a été premier ministre pour le premier mandat au pouvoir de l’AKP. Les lois qui bannissaient Erdogan de la vie politique ont plus tard été modifiées, ce qui lui a permis d’accéder au pouvoir. 

 

Comment le premier ministre Erdogan s’est-il distingué des autres dirigeants turcs?

En dépit de l’historique singulier de l’AKP et de son bilan inconstant en matière de droits de la personne[14], le parti a réussi à surmonter bon nombre de problèmes importants en Turquie. Depuis son accession au pouvoir en 2002, la scène politique au pays a été plus stable qu’elle ne l’a jamais été et le gouvernement a réussi à éviter toute intervention de l’armée. Les politiques économiques adoptées par l’AKP ont permis d’augmenter le PNB, qui est passé de 300 milliards de dollars en 2002 à 750 milliards en 2008, et le revenu annuel moyen par habitant est passé de 3,300 $ à plus de 10,000 $ au cours de la même période[15]. En 2010 « l’économie turque… se classait au 16e rang mondial et au 6e rang européen[16] ». En 2009, le parti a adopté un nouveau modèle de politique étrangère qui mettait l’accent sur le maintien de bonnes relations avec les États voisins de la Turquie en renforçant la coopération politique et économique et en positionnant le pays comme un joueur stratégique dans la région[17]. Conséquemment, Erdogan a joué un rôle beaucoup plus actif au Moyen-Orient, notamment en ce qui a trait à la question israélo-palestinienne. Il a également renforcé les liens du pays avec l’Union européenne et les États-Unis sur les plans économique et militaire. Les relations avec Israël, à l’époque cordiales, se sont détériorées avec la montée de l’AKP, qui a souvent condamné les violations des droits de la personne perpétrées par Israël. Ces rapports se sont particulièrement envenimés à la suite de l’attaque brutale d’un commando israélien contre une flottille humanitaire qui se rendait à Gaza en mai 2010. Les soldats israéliens ont pris d’assaut le navire turc Mavi Marmama en eaux internationales méditerranéennes pour l’empêcher d’apporter de l’aide humanitaire à Gaza. Neuf citoyens turcs ont été tués au cours de l’offensive israélienne[18]. La Turquie a adopté plusieurs mesures en guise de représailles[19].

Sur le plan interne, Erdogan a proposé un ensemble de modifications constitutionnelles, y compris « des mesures pour abolir la discrimination fondée sur le sexe, promouvoir les libertés civiles et protéger la vie privée[20] ». Toutefois, l’élément principal de ces modifications demeure la diminution du pouvoir d’influence du Conseil de sécurité nationale. Erdogan a également proposé des mesures pour conférer « au président et au parlement un pouvoir discrétionnaire accru dans la nomination de juges et de procureurs de haut niveau[21] ». L’Union européenne a salué ces changements constitutionnels, mais l’opposition, en particulier le Parti républicain du peuple (CHP, selon le sigle turc), laïciste, a argumenté que ces modifications portaient atteinte à la séparation des pouvoirs et qu’elles conféraient un si fort ascendant à Erdogan qu’elles risquaient de donner lieu à un régime autoritaire[22]. Des représentants de l’opposition ont également soutenu que ces dernières permettaient à Erdogan de mettre en œuvre ce qu’ils présument être un programme islamiste en empêchant l’armée d’interférer avec ses politiques.

 

Pourquoi certains croient-ils que l’Égypte pourrait s’inspirer du modèle de gouvernance turc?

Jusqu’à présent, l’AKP a réussi à maintenir un équilibre entre l’identité islamique de la Turquie et ses valeurs libérales démocratiques, bien que sous l’œil scrutateur de l’armée turque. Nombreux sont ceux qui considèrent l’actuel gouvernement turc comme un modèle potentiel pour d’autres pays du Moyen-Orient, dont l’Égypte. Les positions de la Turquie au cours des changements révolutionnaires survenus en Égypte depuis le début de 2011 ont contribué à nourrir cette idée. Erdogan a été le plus loquace des dirigeants du monde musulman à cet égard. Dès le début des soulèvements, il a appelé Moubarak à écouter les demandes du peuple égyptien et à démissionner[23]. Après la révolution égyptienne de 2011 et la chute de Moubarak, l’organisation des Frères musulmans a été légalisée et a lancé le nouveau Parti de la liberté et de la justice (PLJ). Lors des premières élections de l’après-Moubarak, le PLJ « a remporté 47 pour cent des sièges à la chambre basse du parlement[24] ». Des représentants du PLJ ont demandé à Erdogan si son parti pouvait les guider dans l’instauration de politiques. Or, certaines factions au sein du PLJ ont critiqué Erdogan lorsque celui-ci a explicitement encouragé le parti égyptien à adopter une constitution laïque[25]. Ainsi, bien que les joueurs politiques islamistes en Égypte soient reconnaissants qu’Erdogan se soit porté à la défense des manifestants en 2011, et qu’ils soient impressionnés par les accomplissements du gouvernement turc sur le plan économique, nombreux sont ceux qui doutent des vertus d’une gouvernance laïque.

 



[1] Constitution de la République de Turquie, préambule, article 2, et divers autres articles.

[2] Rémond, René. Religion and Society in Modern Europe. Malden, Massachusetts : Blackwell Publishers. 1999. p. 11.

[3] « Turkey Timeline ». BBC News. Consulté le 24 janvier 2012 (en ligne).

[4] « The World Factbook ». Central Intelligence Agency (CIA). Consulté le 24 janvier 2012 (en ligne).

[5] Ulgen, Sinan. « From Inspiration to Aspiration: Turkey in the New Middle East ». Carnegie Europe, décembre 2011, p. 7.

[6] Momayezi, Nasser. « Civil-Military Relations in Turkey ». International Journal on World Peace. Vol. 15, no 3, septembre 1998, p. 19-22.

[7] « Constitutional Situation ». Secrétariat général du Conseil de sécurité nationale. Consulté le 28 février 201 (en ligne).

[8] Cook, Steven A. « Istanbul on the Nile: Why the Turkish Model of Military Rule is Wrong for Egypt ». Foreign Affairs, août 2011, p. 1.

[9] Hale, William and Ozbudun, Ergun. Islamism, Democracy and Liberalism in Turkey: the Case of the AKP. New York, NY: Routledge. 2010, p. 30.

[10] « Deciphering the “Turkish Model” of Government ». International Issues, octobre 2011.

[11] Ibid.

[12] « Turkey Timeline ». BBC News. Consulté le 24 janvier 2012 (en ligne).

[13] « Deciphering the “Turkish Model” of Government ». International Issues, octobre 2011.

[14] Des organisations crédibles de défense des droits de la personne, telle que Human Rights Watch, ont documenté des cas graves de violations de liberté de presse, de la liberté d’expression et des droits fondamentaux de membres de la minorité kurde.

[15] « Deciphering the “Turkish Model” of Government ». International Issues, octobre 2011.

[16] Ibid.

[17] Evripidou, Stefanos. « Davutoglu’s ‘Zero Problem’ Policy ». Cyprus Mail. 17 septembre 2009.

[18] « Israel tefuses to apologize to Turkey over Gaza flotilla raid ». The Guardian. 18 août 2011.

[19] Pour de plus amples informations, voir fiche info no 90 de CJPMO, Les relations turco-israéliennes, août 2010.

[20] « Turkey’s Constitutional Referendum: Erdogan Pulls It Off ». The Economist. 13 septembre 2010.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Dagi, Ihsan. « The Turkish Model: Neither Authoritarian nor Islamist ». Turkish Press. 14 février 2011.

[24] « Muslim Brotherhood Tops Egyptian Poll Result ». Al Jazeera. Consulté le 7 février 2012 (en ligne).

[25] Yezdani, Ipek. « Muslim Brotherhood debates Turkey model ». Hurriyet Daily News. 14 september 2011.

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