Fiche-info 187, publiée en Juin 2014: Dans les mois qui ont suivi le coup d’État de 2013 en Égypte, le nouveau gouvernement d’Al-Sisi, appuyé par l’armée, a commencé une campagne de persécution à l’encontre des Frères musulmans. L’élément le plus révoltant de cette campagne de persécution a sans aucun doute été la condamnation à mort de 500 personnes suite à un procès ridiculement injuste. Cette fiche-info résume ces événements controversés.

Peines de mort collectives : le fiasco égyptien

Série Fiche-info N.187, créée: Juin 2014, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 
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187.jpgCombien de personnes ont-elles été condamnées à mort ?

Le 22 mars 2014,  le juge Saïd Youssef du Tribunal supérieur de Minyah a condamné à mort 529 personnes lors d’une audience d’une heure. Selon le droit judiciaire égyptien, les verdicts de peine de mort doivent être ratifiés par le grand mufti du pays, puis confirmés par le juge, avant d’être exécutés. Le 28 avril 2014, à la suite de ce processus, le juge Youssef a confirmé 37 condamnations à mort et a commué la peine des 491 autres personnes à la prison à vie.

Le même jour et dans les mêmes circonstances, le juge Youssef a condamné dans un deuxième procès 683 autres personnes à la peine capitale. Sur l’ordonnance du grand mufti d’Égypte, 183 des verdicts prononcés ont été confirmés, quatre furent commués en prison à perpétuité et les autres ont été acquittés[i].

L’ensemble des 220 condamnations à mort représente le plus grand nombre de peines capitales collectives de l'histoire récente de l’Égypte. Sarah Leah Whitson, directrice de Human Rights Watch pour la région Moyen-Orient/Afrique du Nord, décrit cette décision comme une « distribution de condamnations à mort comme si c’était des bonbons[ii] ». Parmi les 683 personnes condamnées, seules 110 ont comparu à l’unique audience qui s’est tenue le 22 mars 2014. Toutes les autres sentences ont été prononcées in absentia.

 

Dans quel contexte les peines capitales ont-elles été prononcées ?

Depuis trois ans, l’Égypte est affligée par une instabilité politique extrême. En février 2011, suite à la destitution du président Hosni Moubarak,  le Conseil suprême des forces armées a assumé le pouvoir jusqu’à la première élection présidentielle post-Moubarak en juin 2012. Le 1er juillet, le candidat vainqueur, Mohamed Morsi, du Parti liberté et justice, a été assermenté en tant que premier président démocratiquement élu en Égypte.

Exactement un an plus tard, les Égyptiens et Égyptiennes descendaient massivement dans la rue afin de demander la renonciation du président Morsi. Le 3 juillet 2013, l’armée est intervenue pour une deuxième fois en deux ans. Cette intervention a suscité des manifestations monstres de la part des partisans de Morsi et des Frères musulmans, ainsi que d’autres opposants du régime militaire, ce qui a donné lieu à des affrontements entre les différentes forces en présence. Des sit-in furent organisés au Caire et dans d’autres villes, exigeant la libération et la réintégration de Morsi.

Le 14 août 2013, le nouveau gouvernement a eu recours à la violence pour disperser deux sit-in au Caire : l’un à Rabaa Adawiya et l’autre dans la ville de Nasr. Lorsque les nouvelles concernant l’évacuation forcée des camps pro-Morsi et les arrestations massives qui ont suivi sont parvenues à Minyeh et à d’autres villes du sud, de grandes  foules se sont rassemblées dans les rues et ont commencé à attaquer des postes de police, causant la mort d’un policier et faisant plusieurs blessés. Cet acte de violence est devenu le prétexte pour lequel des centaines de personnes ont été détenues, inculpées et éventuellement condamnées à mort. Les détentions et les condamnations à mort se sont produites dans un contexte décrit par Amnistie internationale comme une « nette détérioration de la situation en matière de droits humains » en Égypte. (Voir ci-dessous « Les Frères musulmans sont-ils l’unique cible ? »)

Ces procès sont-ils conformes aux normes internationales en matière de sécurité juridique ?

Non. L’Égypte est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. D’après l’article 14(3) du Pacte, toute personne accusée a droit aux garanties suivantes :

  • Être informée, dans le plus court délai et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l'accusation portée contre elle;
  • Avoir accès au conseiller juridique de son choix et disposer du temps et des moyens nécessaires à la préparation de sa défense;
  • Interroger ou faire interroger les témoins à charge et examiner la preuve portée contre elle;
  • Ne pas être forcée, sous torture, de témoigner contre elle-même ou de s'avouer coupable.
  • Ne pas avoir de preuve ou des déclarations obtenues sous la torture utilisées contre lui.

Selon Human Rights Watch et Amnistie internationale, les deux procès furent marqués par des violations flagrantes des normes internationales et de la législation égyptienne.

Lors du premier procès, le juge Youssef a refusé d’accorder aux avocats de la défense un délai raisonnable pour qu’ils puissent examiner et évaluer les 3 070 pages de la preuve présentée au tribunal par l’accusation[iii]. Les avocats de la défense ont  également remis en question le fait que le juge ait pu lui-même lire celle-ci pendant les deux jours d’intervalle entre la déposition de la preuve et le verdict. Pour le deuxième procès, les équipes de la défense n’ont pas eu le droit de contre-interroger les témoins et certains d’entre eux n’ont même pas été autorisés à assister à l’audience de 15 minutes[iv]. Aucun des accusés n’avait été convoqué au tribunal pour entendre le verdict du deuxième procès, ce qui constitue une violation de la loi égyptienne[v].

 

Quelle est la position officielle de l’Égypte sur ces condamnations à mort ?

Le ministre de la Justice égyptien, Nayer Osman, a affirmé que les juges égyptiens sont impartiaux et ne rendent pas de sentences qui soient influencées ou dictées par un fonctionnaire de l'État ou un ministre. Il a ensuite rejeté les critiques faites à l’interne et à l’étranger envers le système judiciaire égyptien. Par contre, le juge Youssef a révélé ses préjugés quand il a déclaré que les 720 hommes qu’il avait condamnés à mort comprenaient des « démons sortis des profondeurs de l'enfer, déguisés du manteau de l'islam, qui tentaient de saisir les rênes du pouvoir en Égypte, piller ses richesses et asservir son peuple », faisant ainsi allusion aux membres des Frères musulmans[vi].

Le 6 mai 2014, alors qu’il était candidat à la présidence, l’ancien ministre de la Défense et commandant des forces armées, Abdel Fattah Saïd Hussein Khalil al-Sissi, a déclaré dans une entrevue diffusée sur la chaîne de télévision égyptienne CBC qu’« il n’y aura pas d’organisation des Frères musulmans pendant mon mandat[vii]. » Ceci démontre qu’Al-Sissi, maintenant président, est ferme dans son intention de poursuivre le combat contre les Frères musulmans, la seule organisation communautaire égyptienne importante, légitimant éventuellement de nouvelles peines de mort[viii].

 

Quelle est la réaction de la communauté internationale à ces condamnations à mort ?

Le 29 avril 2014, la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Navi Pillay, a condamné les peines capitales en disant que « les protections en vertu des normes internationales d'équité des procès semblent être de plus en plus bafouées ». Pour sa part, le Secrétaire général de l’ONU a averti que ces verdicts collectifs compromettaient la quête de stabilité du pays[ix]. Les gouvernements étrangers ont également fermement critiqué ces condamnations. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères norvégien, Børge Brende, a condamné les peines de mort et critiqué les autorités égyptiennes pour leurs violations des obligations internationales en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Toutefois, malgré les colossales et flagrantes violations des normes en matière de droits de la personne qui ont ponctué ces procès, les États-Unis ont repris leur programme d’aide égyptien de 1,3 milliard de dollars, qui inclut de l’aide militaire.

Le Canada n’a pas utilisé son influence considérable pour faire pression sur les autorités égyptiennes afin d’assurer des procédures équitables. Il semble que la mission commerciale égyptienne du ministre des Affaires étrangères, John Baird, en avril 2014, fut perçue comme de l’indifférence face aux condamnations à mort prononcées juste avant son voyage, ainsi qu’à l’emprisonnement du journaliste canado-égyptien Mohamed Fahmy et de ses collègues.

Les groupes internationaux des droits de la personne croient qu’avec une forte pression internationale, l’Égypte pourrait annuler les condamnations à mort[x].

 

Les Frères musulmans sont-ils l’unique cible ?

Non. Les journalistes, les étudiants, les défenseurs des droits de la personne et les dissidents non affiliés aux Frères musulmans ont aussi été ciblés et brutalisés durant la répression.

Selon Amnistie internationale, depuis l’éviction de Morsi en juillet 2013, une flambée d’arrestations et de détentions arbitraires, de décès en garde à vue et de situations navrantes de torture dénotent la « nette détérioration de la situation en matière de droits humains ». On a recensé au cours de la dernière année pas moins de 16 000 incarcérations et 80 personnes sont mortes pendant leur détention. La torture et les autres mauvais traitements en captivité se poursuivent sans relâche et les normes internationales d’équité de procès sont régulièrement bafouées[xi].

Le 29 décembre 2013, trois journalistes du réseau anglais d’Al-Jazeera ont été détenus : le producteur canado-égyptien Mohamed Fahmy, le correspondant australien Peter Greste et le producteur égyptien Mohamed Bahr. Ils ont été accusés de diffuser de fausses nouvelles compromettant la sécurité du pays et d’aider une organisation terroriste. Leur détention et leur sentence de sept à dix ans d’emprisonnement ont suscité de vives condamnations de la part d’organisations de défense des droits de la personne et de médias internationaux, qui se sont plaints des effets dissuasifs sur la liberté d’expression et sur la liberté des médias en Égypte causés par l’emprisonnement de ces journalistes[xii]. Depuis juillet 2013, 20 journalistes d’Al-Jazeera ont été détenus par les autorités égyptiennes[xiii].



[i] « Egyptian court sentences 683 people to death », Al-Jazeera, 29 avril 2014.
[ii] « Egypt: 183 Death Sentences Confirmed in Minya », Human Right Watch, 2 juin 2014.
[iii] « Égypte : cinq cent vingt-huit hommes condamnés à mort à l’issue d’un procès collectif », Amnistie internationale, 28 mars 2014.
[iv] Whitson, Sarah Leah. « Egypt sentences 683 to death as military crackdown continues », Human Rights Watch, 30 avril 2014.
[v] « Il n’y a plus de justice dans ce pays - peines capitales prononcées en masse en Égypte », Amnistie internationale, 2 mai 2014.
[vi] « Egypt's judges rebuff criticism of death sentences », Associated Press, 30 avril 2014.
[vii] Loveluck, Louisa. « Sisi says Muslim Brotherhood will not exist under his reign », The Guardian, 6 mai 2014.
[viii] « Égypte : plus de 500 condamnations à mort lors d'une décision consternante” », Amnistie internationale, 24 mars 2014.
[ix] « Egypt’s mass death sentences for 683 people “outrageous”, UN says », The Globe and Mail, 29 avril 2014.
[x] « 528 men sentenced to death in mass trial », Amnistie internationale, 22 mars 2014.
[xi] « La torture et les arrestations et détentions arbitraires trahissent la détérioration de la situation en matière de droits humains », Amnistie internationale, 3 juillet 2014.
[xii] « International call to free Al Jazeera staff », Al-Jazeera, 14 janvier 2014.
[xiii] Beach, Alastair. « Egypt vs Al Jazeera: Regime’s arrest of 20 journalists from Qatar-backed channel for conspiring with outlawed Muslim Brotherhood condemned by human rights groups », The Independent, 30 janvier 2014.

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