Fiche-info 186, publiée en Septembre 2014: Cette fiche-info donne un aperçu sur les Frères musulmans en Égypte, discutant de l’émergence du groupe ainsi que du succès populaire qu’il a rencontré. Ce document fournit également une vue d’ensemble sur son rôle historique dans la société égyptienne ainsi que sur son statut actuel.

Les entraves aux Frères musulmans en Égypte

Série Fiche-info N.186, créée: Septembre 2014, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 
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186.jpgQu’est-ce que les Frères musulmans?

Les Frères musulmans sont une organisation religieuse, sociale et politique dont le principe fondateur est « l’islam est la solution ». Le groupe a été fondé en 1928, à Ismaïlia, par l’érudit islamique et enseignant Hassan al-Banna, à la requête de six ouvriers de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. À cette époque-là, l’Égypte était une monarchie constitutionnelle, mais les Britanniques y avaient encore une présence militaire. Issu d’une famille rurale socialement conservatrice, Hassan al-Banna fut consterné de voir, en 1923, que Le Caire était envahi par le jeu, le matérialisme, la consommation d’alcool, la prostitution et la promiscuité. En 1927, il constata la même situation à Ismaïlia, une petite ville sur le canal de Suez, où il observa également une évidente domination étrangère : un camp militaire britannique, les services publics aux mains des étrangers et les luxueuses résidences des employés étrangers de la Compagnie Suez, elle-même propriété étrangère, côtoyant les maisons sordides des travailleurs égyptiens. Il accusait la laïcité d’en être responsable et soutenait que la relance des valeurs islamiques permettrait de guérir l’Égypte de ses maux sociaux et économiques.

 

Quelle est l’ampleur des Frères musulmans et quelle est leur puissance militaire?

À la fin 2011, les Frères musulmans comptaient environ 600 000 membres[1]. Le groupe ne contrôle aucun territoire. La grande majorité de ses membres ne sont pas armés. En juillet 2013, les armes utilisées par une minorité de ses membres lors des affrontements avec la police et des soldats étaient rudimentaires : des bâtons, des couteaux et des pistolets.

 

Pourquoi autant d’Égyptiens soutiennent-ils les Frères musulmans?

Pendant la présidence de Moubarak (1981-2011), le bien-être et les perspectives économiques des citoyens en sont venus à dépendre essentiellement des liens personnels entretenus avec le président et son parti. Ainsi, l’aide qu’offraient les Frères musulmans en matière de services sociaux, financée par les dons des membres et des frais d’utilisation minimaux, leur permit de gagner un soutien populaire et une crédibilité morale significative. Tout cela contrastait nettement avec la corruption et la richesse ostentatoire du régime Moubarak.

L’opposition des Frères musulmans à l’ingérence politique et économique des pays occidentaux fit écho auprès de plusieurs Égyptiens, surtout après l’imposition par le régime Moubarak des politiques néolibérales du FMI. Plus de 40 % des Égyptiens vivent sous le seuil de la pauvreté de 2 dollars par jour. Parallè-lement, une petite élite, liée au parti au pouvoir, s’était enrichie en prenant le contrôle des entreprises publiques rentables qui leur avaient été vendues durant les vagues de privatisation, ou en construisant des quartiers sécurisés et des centres de villégiatures pour les très fortunés, souvent sur des terrains privatisés vendus à bas prix sans appel d’offres convenables[2]. L’armée exploitait également de nombreuses entreprises.

 

Comment fonctionne l’organisation?

Historiquement, les principales activités des Frères musulmans furent le prosélytisme religieux, la prestation de services, les conseils dispensés aux gouvernements, les manifestations pacifiques et, dans les dernières décennies, la participation directe ou indirecte à la politique électorale, lorsqu’ils en avaient l’autorisation. Cette combinaison d’activisme spirituel et politique s’est avérée très populaire. En 1938, le mouvement comptait 300 sections et de 50 000 à 150 000 membres[3] (sur une population totale de 16 millions). Le gouvernement et le roi commencèrent à les consulter. Leur essor fut attribuable aux raisons suivantes[4] :

  • L’organisation assurait l’éducation des garçons et des filles, des soins de santé à moindres coûts, de l’aide financière et de la formation professionnelle. Des millions d’Égyptiens furent ainsi en contact avec le mouvement, lui donnant l’occasion de prouver sa capacité à tenir ses promesses.
  • L’usage massif des mosquées, seuls endroits où un grand nombre de personnes pouvait se rassembler sans risque de raids de la police ou d’ingérence directe du gouvernement.
    • La personnalité dynamique et charismatique d’al-Banna.

À la fin des années 1930 et pendant les années 1940, l’opposition égyptienne à la domination britannique s’est intensifiée, devenant parfois violente. Certains membres des Frères musulmans ignorèrent les exhortations d’al-Banna à s’abstenir de toute violence, laquelle devint un prétexte à la répression de l’ensemble de l’organisation. En 1948, les forces de sécurité gouvernementales assassinèrent al-Banna.

1952 — 1970 : La marginalisation et la répression sévère sous les « officiers libres » de Nasser : En 1952, un jeune officier de l’armée, Gamel Abdel Nasser, mena le coup d’État des Officiers libres[5]. Bien que les Frères musulmans aient appuyé la rébellion, Nasser les marginalisa et exerça contre eux une brutale répression en 1954, lorsqu’il fut ministre de l’Intérieur et de nouveau, en 1966, en tant que président. Il interdit les partis politiques existants, les remplaçant par un seul parti unique. 20 000 personnes, dont la plupart étaient des Frères musulmans, furent arrêtées et des milliers d’entre elles torturées; huit dirigeants des Frères musulmans furent condamnés à mort et d’autres emprisonnés jusqu’au milieu des années 1970. La majorité des autres dirigeants s’exila.

1970 – 1981: Rapprochement sous la présidence de Sadate : Le successeur de Nasser, Anouar el-Sadate libéra plusieurs mem-bres des Frères musulmans emprisonnés et les encouragea à se mobiliser pour freiner la gauche. La résurgence du mouvement permit ainsi de tenir la gauche laïque à distance, mais d’autres groupes islamistes, dont certains plus radicaux, ont prospéré. En 1981, l’un d’entre eux, le Jihad, irrité par le traité de paix israélo-égyptien, assassina le président.

1981-2011: Influence croissante puis répression sous le régime de Moubarak : Sous Moubarak, le mouvement des Frères musulmans était toujours officiellement interdit. Or, comme son prédécesseur, Moubarak avait besoin d’une opposition islamiste forte pour freiner la croissance des forces d’opposition laïques. Ils furent donc tour à tour tolérés et réprimés.

Dans les années 1980, l’organisation forma des alliances avec les partis Wafd, travailliste et libéral pour devenir le principal groupe d’opposition. Des candidats indépendants liés aux Frères musulmans se présentèrent aux élections de 2005 et remportèrent 88 sièges, soit environ 20 %. Alarmé, Moubarak réagit par de sévères répressions, dont la détention de centaines de membres des Frères musulmans et l’amendement de la constitution pour interdire les partis ayant un fondement religieux. Les législateurs liés aux Frères musulmans participè-rent toutefois très consciencieusement à la vie parlementaire et devinrent un bloc d’opposition cohérent, obligeant le parlement à débattre de questions épineuses (p. ex. la loi d’urgence permet-tant la détention illimitée sans inculpation et donnant de vastes pouvoirs aux forces de sécurité dont la capacité de réprimer les rassemblements publics)[6].

Le détournement flagrant des élections de 2010 suscita la colère à l’origine des manifestations de masse anti-Moubarak en janvier 2011. Bien qu’ils n’en aient pas été les instigateurs, les Frères musulmans rejoignirent éventuellement les rangs des pro-testataires. Moubarak fut évincé du pouvoir le 11 février et son chef du renseignement annonça que le Conseil suprême des forces armées gouvernerait jusqu’aux prochaines élections.

2011-2012: Victoires électorales : Après le renversement de Moubarak, le mouvement fut légalisé. Il établit une aile politique, le Parti de la justice et de la liberté, qui devint la principale force au sein du bloc de l’Alliance démocratique. Les Frères musulmans s’attirèrent la colère des autres partis en revenant sur leur promesse de ne pas présenter trop de candidats aux élections de 2011-2012. Leur parti remporta 235 des 488 sièges et 37,5 % du vote. Al Nour, un parti islamiste fondamentaliste, en remporta 123 et 27,8 % des voix. Le Nouveau Parti Wafd 38 sièges et 9,2 % du vote, et le Bloc égyptien, une coalition de forces laïque, libérale et de gauche, 35 sièges et 8,9 % des voix.

Mohamed Morsi devint ainsi le premier président démocra-tiquement élu de l’Égypte en remportant les élections de juin 2012, qualifiées de relativement démocratiques et transparentes, avec 51,73 % des voix, contre 48,27 % pour Ahmed Shafik, le dernier premier ministre de Moubarak.

 

Quel est son statut actuel?

Des manifestations anti-Morsi commencèrent peu après son entrée en fonction. Bien que massives à leur apogée en juin et juillet 2013, elles n’ont jamais atteint la taille des manifestations anti-Moubarak de 2011. L’armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Sisi, arrêta Morsi et une grande partie de son cabinet le 3 juillet et s’empara du pouvoir. D’importantes manifestations anti-coup, menées par les Frères musulmans, s’ensuivirent. L’armée lança une violente répression contre le groupe et d’autres opposants. Human Rights Watch (HRW) rapporte que l’armée tira sur les manifestants à plusieurs reprises, tuant plus de 1150 personnes. Elle affirme aussi que les tueries « consti-tuent probablement des crimes contre l’humanité […et…] des attaques meurtrières grossièrement disproportionnées et préméditées contre des manifestants massivement pacifiques »[7]. Selon HRW, 22 000 personnes ont été arrêtées depuis le 3 juillet 2013, avec de plus en plus de torture et de détention au secret[8]. En septembre 2013, un tribunal émit une injonction imposant la dissolution des Frères musulmans et la confiscation de leurs biens[9]. En décembre 2013, le gouvernement accusa le groupe d’être responsables du bombardement d’un poste de police. Bien qu’ils aient nié toute implication et qu’Al-Qaïda l’ait revendiqué, le gouvernement désigna les Frères musulmans comme un « groupe terroriste »[10]. Des procès de masse injustes aboutirent à la condamnation à mort en masse de plus de mille personnes[11]. Al-Sisi « remporta » les élections présidentielles visiblement frauduleuses de mai 2014, après avoir prévenu : « Il n’y aura rien qui s’appelle les Frères musulmans au cours de mon mandat » [12]. Le Qatar accorda initialement l’asile aux dirigeants en exil des Frères musulmans, mais plia sous la pression exercée par les Émirats arabes unis. Les dirigeants des Frères musulmans  sont maintenant relocalisés en Turquie[13]. Morsi et son cabinet sont toujours emprisonnés, accusés de trahison.



[1] Trager, Eric. « The Unbreakable Muslim Brotherhood ». Foreign Affairs, sept.-oct. 2011, vol. 90, no 5, p. 114-126.

[2] The Guardian. « A private estate called Egypt ». Le 6 février 2011.

[3] Mitchell, R. The Society of Muslim Brothers, Oxford University Press. (cité dans The Muslim Brotherhood and Egypt’s Succession Crisis, Mohammed Zahid, p.70)

[4] Zahid, Mohammed. The Muslim Brotherhood and Egypt’s Succession Crisis. I.B. Tauris. 2010.

[5] Nasser et les autres membres de la 1ère cellule du mouvement des officiers libres étaient des membres de « l’appareil secret » des Frères musulmans ayant mené des actions armés contre la domination britannique en 1945-1956.

[6] The New York Times. “Islamic Democrats?,” April 29 2007.

[7] “According to Plan: The Rab’a Massacre and Mass Killings of Protesters in Egypt," Human Rights Watch. Août 2014.

[8] “Egypt's Human Rights Situation; Repression in China; and Arrests in Bahrain.” Human Rights Watch, 17 septembre 2014, rapport UN Human Rights Council.

[9] Kirkpatrick, David D., "Egyptian Court Shuts Down the Muslim Brotherhood and Seizes Its Assets". New York Times, 23 septembre 2013.

[10] "Egypt's Muslim Brotherhood declared 'terrorist group'". BBC News. 25 décembre 2013.

[11] Voir la fiche no. 187 de CJPMO « Egypt’s Death Sentences Debacle » .

[12] Loveluck, Louisa. "Sisi says Muslim Brotherhood will not exist under his reign". The Guardian. 6 mai 2014.

[13] Black, Ian. "Qatar-Gulf deal forces expulsion of Muslim Brotherhood leaders". The Guardian. 16 septembre 2014.

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