Fiche-info 180, publiée en novembre 2013: Durant l’été 2013, le gouvernement de Mohamed Morsi a été renversé par l’armée égyptienne. Cette fiche-info revient sur les circonstances du coup d’état et la suite d’évènements l’ayant provoqué.

Égypte : Régime militaire contre gouvernement élu

Série Fiche-info N.180, créée: Novembre 2013, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 
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180b.jpgMorsi a-t-il été destitué par la révolte populaire?

Pas réellement. Il est vrai qu’il existait une forte insatisfaction populaire envers l’incapacité de Mohamed Morsi à tirer l’économie du marasme. Des groupes laïques étaient également préoccupés par l’inclinaison islamique donnée par le parti de Morsi au projet de la nouvelle constitution, bien qu’un autre parti, Al-Nour, avait retiré son soutien à Morsi, car il ne trouvait pas la nouvelle constitution assez islamique. Malheureusement, Morsi a gouverné comme si sa faible victoire électorale lui permettait d’ignorer les demandes des principaux autres partis politiques. Ces facteurs ont été parmi ceux qui ont provoqué les imposantes manifestations contre Morsi à partir du 30 juin 2013.

Quelle était l’ampleur des manifestations anti-Morsi du 30 juin? : Les forces anti-Morsi, dont l’armée, ont affirmé qu’entre 13 et 34 millions d’Égyptiens avaient manifesté pour la démission de Morsi, soit davantage que ceux qui avaient voté pour lui. Toutefois, Jack Brown, écrivain et résident de longue date du Caire, a judicieusement fait remarquer que les surfaces combinées de la place Tahrir, des rues adjacentes ainsi que du pont Qasr Al-Nil sont de 56 200 mètres carrés. Même serrés les uns contre les autres (4,7 personnes par mètre carré), ces lieux n’auraient pu contenir plus de 264 100 personnes. Si l’on ajoute le nombre maximal de gens ayant peut-être participé à l’autre manifestation au Caire, devant le palais présidentiel à Hélio-polis, soit 211 000 personnes, le nombre de manifestants anti-Morsi au Caire est de moins d’un demi-million[1], soit beaucoup moins que les 3 millions de votes recueillis en faveur de Morsi auprès des citoyens du Caire et de Gizeh lors du premier tour.

Or, l’armée ainsi que le reste de l’organisation au pouvoir du Parti national démocratique de Moubarak avaient toutes les raisons d’exagérer l’importance du désaveu public de Morsi. Il s’agissait du prétexte nécessaire au coup d’État du 3 juillet lors duquel Morsi et la plupart des membres de son cabinet ont été arrêtés (pour être subséquemment gardés en isolation jusqu’à leur procès en novembre). L’élite militaire égyptienne et les puissants intérêts commerciaux et médiatiques de l’ancien régime ont ainsi pu réaffirmer leur emprise sur l’Égypte.

 

Pourquoi les Égyptiens ont-ils rejeté l’ancien président Hosni Moubarak en février 2011?

Des manifestations ont éclaté le 25 janvier 2011 et se sont rapidement transformées en manifestations massives, attirant l’attention de la communauté internationale et menant à la démission de Moubarak le 11 février 2011. Les raisons principales des manifestations étaient :

  • Un mécontentement causé par des décennies d’élections truquées[2]
  • Une colère causée par de graves violations des droits de la personne et par des lois de « sécurité »[3] oppressives.
  • La corruption de la famille Moubarak : selon des sources crédibles, Moubarak et ses deux fils ont accumulé entre 15 et 30 milliards de dollars en fortune familiale durant leurs années au pouvoir[4].
    • Une énorme pauvreté et une augmentation de la concentration de la richesse[5]. Le Parti national démocratique de Moubarak était le principal véhicule utilisé par la nouvelle classe de gens d’affaires pour consolider et protéger sa richesse.

Les Égyptiens cherchaient donc une solution à la pauvreté et à la corruption, mais avaient peu de moyens autres que la manifestation pour exiger un changement. Même si les dirigeants des forces armées ont laissé la population égyptienne destituer Moubarak lors du « Printemps arabe » égyptien, ils espéraient néanmoins émerger à la tête d’un régime post-Moubarak certes modifié, mais toujours de nature autoritaire. (Les forces armées étaient irritées du projet de Moubarak d’installer un de ses fils, plutôt qu’un militaire, à la présidence). Dans les heures qui ont suivi la chute de Moubarak, un groupe de généraux vieillissants, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), ont pris le contrôle de l’Égypte, promettant des élections ainsi qu’un transfert du pouvoir à un régime civil.

 

Comment Morsi et les Frères musulmans ont-ils gagné les élections en 2011 et 2012?


180a.jpgLes élections législatives 
: Les élections pour le Parlement d’Égypte, l’Assemblée du peuple, ont pris place en plusieurs étapes entre novembre 2011 et janvier 2012. Le Parti de la liberté et de la justice, lié aux Frères musulmans, ainsi que Al-Nour, un parti islamiste avec une ligne de parti plus dure, sont arrivés respectivement en première et en deuxième place[6].


Parti de la liberté et de la justice — 235 sièges                   47,2 %

Parti Al-Nour — 121 sièges                                                      24,3 %

Parti Wafd — 38 sièges                                                             7,6 %

Bloc égyptien — 34 sièges                                                         6,8 %

Parti Al-Wasat — 10 sièges                                                         2,0 %

Parti de la réforme et du développement—9 sièges        1,8 %

Parti la révolution continue — 7 sièges                                   1,4 %

Autres partis — 18 sièges                                           3,6 %

Indépendants — 26 sièges                                                          5,2 %

Les élections présidentielles : Lors du premier tour (23 et 24 mai 2012), Mohamed Morsi, candidat du Parti de la liberté et de la justice, a recueilli 24,78 % des voix. Ahmed Chafik, un ancien commandant de l’armée de l’air que Moubarak avait nommé premier ministre pendant la crise ayant mené à son renverse-ment, a bénéficié du soutien du CSFA et obtenu 23,66 % des suffrages. Hamdeen Sabahi, dissident célèbre durant les régimes de Moubarak et de Sadat et candidat de gauche du Parti de la dignité, suit avec 20,72 % des votes. Abdel Fotouh, candidat indépendant appuyé par le parti salafiste Al-Nour et par des partis islamistes plus libéraux, a récolté 17,47 %. Quant à Amr Moussa, candidat laïque indépendant, celui-ci a cumulé 11,13 %. Les autres candidats ont obtenu un total combiné de 2 %. Ces résultats ont donc confirmé Morsi et Chafik comme uniques candidats au second tour de l’élection du 16 et 17 juin.

Deux jours avant le second tour, la Cour suprême constitutionnelle d’Égypte, composée de juges nommés par Moubarak, a dissous le nouveau Parlement et a statué que Chafik pouvait être candidat malgré des allégations d’irré-gularités financières qui se seraient produites pendant les années Moubarak. Malgré cela, Morsi a récolté 51,23 % des voix contre 48,27 % pour Chafik. Morsi est ainsi devenu le premier président d’Égypte à se hisser au pouvoir au moyen d’élections et sans avoir fait une carrière militaire[7].

 

Les élections étaient-elles justes?

Les partis de gauche, centristes et laïques, se remettant encore de décennies de répression, ont affirmé qu’ils avaient besoin de garanties constitutionnelles et de plus de temps pour être en mesure d’offrir une concurrence saine et efficace aux élections. Les Frères musulmans, bien que techniquement illégaux lors des dernières années de Moubarak, ont bénéficié d’une plus grande tolérance et se sont organisés durant plusieurs années à l’intérieur de mosquées. Ils étaient donc beaucoup mieux préparés à une élection. Avec peu à perdre et tout à gagner d’élections anticipées, les Frères musulmans ont approuvé le calendrier électoral suggéré par le CSFA. Le scrutin lui-même est considéré comme étant relativement juste[8]. Au sujet des élections législatives, le Centre Carter note :

 « Le contexte réglementaire strict pour les organisations de la société civile, la mise en œuvre de la loi d’urgence et la sujétion des civils aux procès militaires, la répression des militants politiques et l’étouffement des dissensions politiques dans les médias appartenant à l’État, ont mené à des confrontations entre l’armée et les civils, culminant parfois en violence. Malgré ces faits troublants et en dépit des défauts apparents dans le processus électoral lui-même, il est de l’évaluation de la mission du Centre Carter que les résultats des élections parlementaires semblent largement représenter la volonté des électeurs égyptiens. »[9]

Les autorités électorales ont empêché le Centre Carter d’observer la situation sur le terrain durant les semaines critiques qui ont précédé les élections présidentielles. Le Centre a fait remarquer que la transition à un régime civil et les élections en elles-mêmes souffraient de l’absence de constitu-tion protégeant les droits fondamentaux et s’assurant du contrôle et de l’équilibre des pouvoirs[10].

 

Qu’est-il arrivé depuis le coup d’État militaire?

Le 14 août, les forces de sécurité égyptienne ont tué au Caire des centaines de partisans de Morsi, la plupart pacifiques. Selon HRW, « aux prises avec manifestation sur manifestation, les forces de sécurité égyptiennes en viennent rapidement et sans avertissement à se servir de leurs armes, ce qui a des conséquences tragiques. Ainsi, mille trois cents personnes sont mortes depuis juillet »[11]. Le CSFA a emprisonné la plupart des dirigeants des Frères musulmans, a blessé, tué ou détenu des centaines de leurs membres, en plus de confisquer leurs biens.

Le CSFA a nommé dix généraux à la retraite et deux commandants de police de l’ère Moubarak comme gouverneurs provinciaux[12]. Moubarak a été relâché de prison en août par le nouveau gouvernement intérimaire et il était détenu dans un hôpital militaire au moment de la rédaction de cette fiche d’information. Le CSFA a rejeté ou ignore maintenant la plupart des forces civiles qui demandaient la démission de Morsi et même, dans certains cas, ceux qui soutenaient le coup d’État.



[1] International Boulevard, “Exactly How Many Millions Were We, My General?.” Jack Brown. 11 juillet 2013.

[2] Moubarak, un ancien officier militaire qui avait, sans avoir été élu, assumé la présidence en 1981, a continué au pouvoir par le biais d’élections truquées ainsi que par la mise sur pied d’un vaste réseau de gens de tout rang social qui était redevables au Parti national démocratique pour du travail, des services et des faveurs. Les élections de 2010 qui ont permis de prolonger son règne pour un autre mandat se sont caractérisées par des boîtes de scrutin remplies frauduleusement, de l’intimidation armée d’électeurs, la répression des médias ainsi que par l’emprisonnement de militants politiques.

[3]Une loi d’urgence donnant des pouvoirs énormes aux forces de sécurité afin qu’elles puissent détenir indéfiniment des individus est restée en vigueur entre 1981 et 2011, malgré la promesse de Moubarak en 2005 de la retirer. La détention arbitraire et la torture de militants sociaux ainsi que des agressions sur des manifestants étaient chose courante, en plus de la liberté de presse qui était restreinte. La constitution de l’Égypte ne protégeait pas réellement les droits fondamentaux et civils des individus. 

[4] CBC. “Just where does Hosni Mubarak's wealth come from really?.” 8 fév. 2011 

[5] Selon un reportage de la CBC, le revenu national brut de l’Égypte était de seulement 2 000 $ par famille. HRW a estimé que 40 % des familles vivaient sous le seuil de la pauvreté. La loi égyptienne sur le travail empêchait la formation de syndicats indépendants et limitait sévèrement le droit de grève, laissant les travailleurs égyptiens impuissants à manifester pour une distribution plus juste du revenu. Sous les imposantes politiques de privatisation de Moubarak, les familles liées à son régime s’appropriaient de rentables entreprises publiques ainsi que de vastes terres appartenant à l’État. Elles obtenaient également des positions de monopoles dans des marchés de produits stratégiques tels que le fer, l’acier, le ciment et le bois. Pendant ce temps, des industries de secteurs dangereux agissaient sans réglementation efficace, au détriment de la santé publique, tandis que les industries qui constituaient la colonne vertébrale de l’économie se sont mises à dépérir.

[6] BBC News. "Egypt's Islamist parties win elections to parliament." 21 janv. 2012

[7] Moubarak prit le pouvoir en 1981 après l’assassinat d’Anwar Sadat. Ce dernier avait succédé à la présidence en 1970 après la mort en fonction de Gamal Nasser. Il pris la tête du pays en 1956 après avoir assigné le président Naguib à résidence. Naguib et Nasser ont dirigé la révolution des Officiers libres en 1952 qui a mené à la destitution du roi Farouk. Nasser est entré en fonction après une tentative d’assassinat dirigée par les Frères musulmans.  

[8] Sabahi, qui est arrivé troisième, a affirmé que le ministère de l’Intérieur avait donné 900 000 cartes d’identité à des soldats afin qu’ils votent pour Chafik. 

[9] The Carter Centre, “Final Report of the Carter Center Mission to Witness the 2011–2012 Parliamentary Elections in Egypt”, p. 2

[10] Carter Centre, “Presidential Election in Egypt. Final Report. May–June 2012.”

[11] Human Rights Watch. “Protester deaths not being investigated.” 2 nov. 2013.

[12] The Independent. “Egypt on the brink of a new dark age, as the generals close in for the kill,” Patrick Cockburn, August 18, 2013. 

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