Fiche-info 176, publiée en Juillet 2013: Alors que beaucoup considèrent les oranges de Jaffa comme étant un produit israélien, c’est en réalité des fermiers palestiniens qui les ont cultivé et ce bien avant la création de l’état d’Israël. Cette fiche-info revient sur l’histoire de ces oranges et sur le caractère symbolique qu’elles ont aujourd’hui.
Les oranges de Jaffa : fierté et propagande
Quelle est l’histoire de la culture des oranges de Jaffa ?
Avant 1948, Jaffa, une ville moderne, constituait le centre culturel et économique de la Palestine. De la fin du XIXe siècle jusqu’en 1970, c’était aussi l’un des plus grands ports d’exportations d’oranges du monde. Les oranges, de même que les autres agrumes, ont en effet été amenées en Europe à partir du Moyen-Orient. L’orange de Jaffa, en particulier, est une variété qui a été développée au XIXe siècle par les agriculteurs arabes de la Palestine[1]. Ces oranges étaient la fierté des Palestiniens parce qu’elles étaient douces et presque sans pépins. Leur peau épaisse en faisait des produits parfaits pour l’exportation. La culture des oranges s’est d’ailleurs développée parallèlement à l’essor de la machine à vapeur, au milieu du XIXe siècle, et à l’augmentation des exportations vers l’Euro-pe. Durant tout le début du XXe siècle, et jusqu’en 1939, l’orange a été le plus grand produit d’exportation palestinien, devançant même le coton. Au total, en 1939, 30 000 hectares étaient cultivés et 15 millions de caisses exportés[2].
Ainsi, contrairement au mythe propagé par Israël selon lequel la Palestine était une région aride, arriérée et sous-peuplée[3], les Palestiniens possédaient un dynamique secteur agricole avant l’arrivée des Juifs européens. Sous le mandat britannique, la majeure partie des cultures d’olives, de melons, de tabac, de vignes et d’oranges (pour ne citer que celles-ci) appartenaient aux Palestiniens arabes[4]. Vers la fin du mandat, bien que la culture des oranges par des Palestiniens juifs (indigènes ou installés depuis quelques générations) ait beaucoup augmenté, la production des Palestiniens arabes restait supérieure en termes de quantité et de qualité[5].
Quels étaient les rapports entre les différentes communautés qui cultivaient des oranges au début du XXe siècle ?
Une période de paix sociale : Au début du siècle, les orangeraies étaient une chose commune aux natifs de Jaffa et de la région, peu importe leur confession. Il existait certes une concurrence entre les différentes communautés, mais les relations étaient pacifiques. Des orangeraies arabes employaient des Juifs, et inversement. Durant ces années, un complexe réseau de relations économiques, sociales et culturelles s’est développé entre les communautés arabes (musulmanes et chrétiennes) et juives de la ville[6]. Les conflits ultérieurs ont occulté ce degré d’interdépendance et de coopération.
Le début des tensions : Dans les années précédant 1948, les tensions ont cependant augmenté entre les Palestiniens arabes et juifs, avec l’établissement de kibboutz qui recrutaient une main-d’œuvre exclusivement juive. En effet, à partir du XXe siècle, il est devenu de plus en plus fréquent que des agences sionistes acquièrent des terres à des propriétaires absents et renvoient les métayers, au profit d’immigrants juifs[7]. Les métayers[8] étaient particulièrement à la merci des expulsions. De plus, les immigrants juifs faisaient souvent pression sur les anciens propriétaires juifs pour qu’ils renvoient leurs employés arabes.
Un accord de non-agression et sa rupture : Malgré des tensions grandissantes, les cultivateurs d’oranges ont signé en 1948, au cœur de la guerre, un accord de non-agression concernant les orangeraies entre Jaffa (une ville à majorité arabe) et Tel-Aviv (une ville majoritairement juive). Ces plantations ne devaient pas être attaquées afin que les récoltes et les exportations puissent se poursuivre. Ce fragile équilibre a été rompu lorsque des membres de la Haganah, une milice armée juive, ont commencé à mener des attaques aléatoires dans cette zone, en dépit des efforts des autorités municipales de Tel-Aviv et de Jaffa pour établir un modus vivendi[9].
Qu’est-il arrivé aux orangeraies des Palestiniens après la Nakba ?
L’exode forcé des Palesti-niens de Jaffa : Selon le plan de partition adopté par l’ONU en en 1947, la ville de Jaffa devait faire partie du futur État arabe. Cependant, en avril et mai 1948, la ville de Jaffa a été assiégée et pilonnée par l’armée israélienne (en devenir). Pour échapper aux bombardements, des milliers de Palestiniens ont dû fuir leur ville par bateaux. Le 14 mai, sur les 70 000 Palestiniens arabes qui vivaient à Jaffa, il n’en restait plus que 4000 à 5000[10]. Les orangeraies qui appartenaient aux Palestiniens ont alors été illégalement confisquées et sont devenues la propriété de l’État d’Israël. Même lorsque leurs propriétaires étaient demeurés à Jaffa, les orangeraies ont été considérées comme des « biens abandonnés » et reprises par l’État d’Israël.
Après 1948 : À la suite de l’expulsion des Palestiniens arabes, l’État d’Israël a continué à tirer profit de l’exportation des oranges. Encore aujourd’hui, Israël exporte des agrumes sous la marque Jaffa, même s’il n’y a plus d’orangers aux abords de la ville. En effet, la plupart des orangeraies ont été détruites ou abandonnées lorsque les oranges ont perdu leur valeur sur le marché mondial, dans les années 1980. Durant cette période, en raison de la concurrence européenne, les exportations d’agrumes d’Israël sont passées d’un million de tonnes à 300 000 tonnes seulement[11].
Que symbolise l’orange de Jaffa ?
Un symbole fort de l’identité nationale palestinienne : Pour les Palestiniens, l’orange de Jaffa était un symbole très fort de leur terre. De qualité internationalement reconnue, l’orange représentait l’ingéniosité du peuple palestinien. Moustapha Kabha, un historien palestinien, raconte qu’à la fin des années 1920 la presse palestinienne avait mené un sondage pour savoir quel drapeau les Palestiniens voudraient adopter après l’indépendance. L’attachement au fruit ressortait clairement de ce sondage; la majorité des répondants estimant que les coloris de l’agrume, le vert et l’orange, représentaient le mieux la Palestine. Cette opinion aurait prévalu jusqu’à l’adoption en 1948 du drapeau aux couleurs panarabes[12]. Après 1948, cependant, l’orange va représenter la terre ancestrale perdue.
L’appropriation du symbole de l’orange par l’État d’Israël : Dans le même temps, les immigrants juifs se sont approprié l’orange de Jaffa comme symbole de l’État israélien. L’historien Amnon Raz-Krakotzkin explique comment le mouvement sioniste a fait de la modernisation et de la culture des agrumes ses symboles, alors que ceux-ci précédaient l’arrivée des colons[13]. Lorsqu’on examine la propagande de l’époque, à travers les affiches et la photographie, on remarque en effet que l’iconographie de l’orange a servie à véhiculer le mythe erroné d’une société Palestinienne arriérée. De plus, à partir des années 1950, l’orange de Jaffa a représenté Israël à l’international, en tant que principal produit d’exportation du nouvel État[14]. Jaffa est devenue une marque déposée en 1948. L’office de commercialisation des agrumes d’Israël, fondé durant le mandat britannique, contrôlait alors toute la production et l’exportation des agrumes israéliennes sous ce nom. En 1976, parmi les enseignes les plus connues du public, Jaffa était juste derrière Coca-Cola[15]. La ville palestinienne de Jaffa, quant à elle, a été annexée à Tel-Aviv en 1950 et son nom est peu à peu tombé dans l’oubli.
Les Canadiens devraient-ils boycotter les oranges de Jaffa ?
Oui. CJPMO encourage le boycottage des produits d’Israël pour plusieurs raisons. En juillet 2005, 170 organisations de la société civile palestinienne ont appelé la communauté internationale à amorcer une campagne de boycottage, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël, pour l’amener à cesser de violer le droit international et les droits fondamentaux des Palestiniens[16]. Le boycottage des produits israéliens et des compagnies opérant dans les Territoires occupés vise ainsi à dénoncer l’occupation militaire des Territoires palestiniens par Israël, sa politique de colonisation et le blocus qu’il impose aux habitants de Gaza.
Les oranges de Jaffa devraient en particulier être boycottées pour les motifs suivants. Tout d’abord, ces oranges de marque Jaffa ont longtemps été cultivées en partie sur des terres illégalement acquises. Selon le droit international, il y a spoliation d’un bien lorsque celui-ci est confisqué sans indemnisation ou pour des motifs discriminatoires, comme ce fut le cas en 1948 pour les propriétaires arabes des orangeraies de Jaffa. En boycottant les oranges de Jaffa, les Canadiens expriment ainsi leur désaccord à cette spoliation par l’État d’Israël. De plus, le fait d’acheter des oranges de Jaffa ou d’autres produits en provenance d’Israël renforce l’économie israélienne. Cela permet à l’État d’Israël de continuer plus facilement ses violations du droit international et contribue à normaliser ces violations.
[1] Issawi, Charles Philip. An Economic History of the Middle East and North Africa. Columbia University Press, 1982, p.127.
[2] Ibid.
[3] Pour un exemple de cette propagande, Réalités d’Israël, Jérusalem : Centre d’information d’Israël, 1998, p.22-26.
[4] Khalidi, Walid. Before their Diaspora. A Photographic History of the Palestinians 1876-1948. Boston : The Institute for Palestine Studies, 1984, p.125-131.
[5] Ibid. p. 131
[6] Levine, Mark. « Globalization, Architecture, and Town Planning in a Colonial City : The Case of Jaffa and Tel Aviv ». Journal of World History. Vol. 18, no 2 (juin 2007), p.171.
[7] Khalidi, Rashid. Palestinian identity: the construction of modern national consciousness. Columbia University Press, 1997, p.99.
[8] Ces agriculteurs cultivaient parfois la même terre depuis des générations, mais toujours pour le compte des propriétaires et ils n’en étaient pas les détenteurs légaux.
[9] Pappe, Ilan. Le nettoyage ethnique de la Palestine. Paris : Fayard, 2008, p.98.
[10] LeBor, Adam. « Zion and the Arabs. Jaffa as a Metaphor ». World Policy Journal. Hiver 2007/08, p.71.
[11] Dockser Marcus, Amy. “ Israel's Jaffa Orange Leaves Bitter Taste For Citrus Industry, Hurt by EC Rivals”. The Wall Street Journal. 6 octobre 1992, p. A15.
[12] Sivan, Eyal. Jaffa. La mécanique de l’orange. Bruxelles : Luna Blue Film, Paris : The Factory, Israël : Alma Films et Trabelsi production, 2009.
[13] Sivan, Eyal. Jaffa. La mécanique de l’orange. Bruxelles : Luna Blue Film, Paris : The Factory, Israël : Alma Films et Trabelsi production, 2009. Pour plus de détails sur cette occulation de l’histoire de la Palestine par la conscience collective israélienne, voir Raz-Krakotkin, Amnon. Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale. Paris : La Frabrique, 2007.
[14] Dockser Marcus, Amy. Ibid.
[15] Sivan, Eyal. Jaffa. Ibid.
[16] Pour plus d’informations sur ce sujet, voir la fiche info no 96 La campagne de boycott d’Israël de CJPMO, septembre 2010.
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