Fiche-info 151, publiée en avril 2012: Cette fiche d’information décrit les intérêts politiques et commerciaux qu’ont certains pays occidentaux, dont le Canada, en Syrie. Ce document discute également des intérêts nationaux et des groupes divers qui profitent à maintenir le statu quo.
La Syrie : Lieu d’affrontement d’intérêts concurrents
Quels intérêts les pays occidentaux, y compris le Canada, ont-ils en Syrie?
La Syrie était l’un des pays du Moyen-Orient qui, au milieu du 20e siècle, ont contesté les visées européennes sur le Moyen-Orient. Au cours des dernières décennies, elle a été parmi les pays arabophones un « opposant » clé aux politiques américaines et israéliennes dans la région. En dépit de la laïcité résolue du régime baasiste, la Syrie a soutenu d’emblée la révolution iranienne de 1979, qui a renversé le Shah Reza Pahlavi. Cet appui a irrité les États-Unis et Israël, qui entretenaient des relations chaleureuses avec le Shah. Ce dernier avait été installé au pouvoir à l’issue du coup d’État de 1953 fomenté par les Américains et les Anglais contre le gouvernement démocratiquement élu du premier ministre Mohammad Mosaddegh, dont les politiques nuisaient aux intérêts des pétrolières américaines et britanniques. La Syrie a également été l’un des pays qui se sont opposés concrètement aux politiques d’Israël au Moyen-Orient. Depuis les années 1970, elle a dénoncé l’occupation et à la colonisation illégale par Israël des terres palestiniennes ainsi que les actes d’agression de ce dernier contre le Liban. Elle a appuyé le Hamas basé à Gaza et deux autres groupes basés au Liban — Amal, et plus tard son rival, le Hezbollah, tant sur le plan politique que militaire.
Même si la Syrie produit des quantités relativement modestes de pétrole et de gaz, elle occupe un emplacement stratégique en termes de sécurité régionale et d’axes potentiels de transit de l’énergie. L’intégration régionale dans le secteur de l’énergie devrait augmenter à la suite de l’ouverture, en 2008, de la liaison syrienne du gazoduc arabe et des plans en cours pour l’expansion du réseau de gazoducs qui visent à inclure les pays voisins, soit la Turquie, l’Iraq et l’Iran.
Plus important encore, en juillet 2011, l’Iran, l’Iraq et la Syrie ont signé un accord sur le gaz naturel d’une valeur estimée à 10 milliards de dollars, qui prévoit la construction d’un gazoduc des champs de gaz naturel de l’Iran jusqu’en Syrie, qui pourrait être prolongé jusqu’à la Méditerranée en passant par le Liban[1]. L’Iran, deuxième pays au monde pour ses réserves gazières, pourrait ainsi exporter vers l’Europe, ce qui viendrait défier les sanctions américaines contre l’Iran et empêcher les États-Unis et l’Europe d’exercer une mainmise sur les ressources pétrolières dans la région.
Le Canada a des intérêts commerciaux en Syrie en raison des activités des sociétés pétrolières et gazières canadiennes dans ce pays. En voici des exemples :
- Petro-Canada, qui a fusionné avec Suncor, a investi environ 1,2 milliard de dollars dans le projet gazier Ebla en Syrie de 2006 à 2010. Le projet fournit du gaz aux installations de production d’électricité qui desservent environ 10 pour cent des foyers syriens. Cet investissement a été fait dans l’espoir qu’à partir de 2011, Suncor réaliserait un rendement sur son investissement. Suncor a mis fin à ses opérations en Syrie en décembre 2011.
- SNC-Lavalin a obtenu un contrat de services d’ingénierie, d’approvisionnement et de gestion de la construction à la Syrian Petroleum Company pour le projet gazier de Palmyre[2] [3]. Ce projet coordonne le développement de trois champs gaziers, soit un rendement de 6 millions de m3 de gaz par jour.
- MENA Hydrocarbons Inc. détient une participation de 30 % dans le bloc 9 en Syrie, un bloc à terre de 10 032 km2 faisant l’objet de travaux de prospection du pétrole brut, du gaz naturel et de condensé.
Il n’est pas clair à ce moment-ci si les sociétés canadiennes qui font des affaires dans ce pays ont plus à gagner ou à perdre de la chute du régime Assad.
Quels intérêts l’Iran, l’Arabie saoudite et les autres États du Golfe ont-ils en Syrie?
La Syrie revêt un intérêt crucial à la fois pour l’Arabie saoudite et pour l’Iran. Ces pays sont depuis longtemps des rivaux, et tous deux aspirent à être la puissance régionale dominante. L’Arabie saoudite, dernière monarchie absolue du monde, est composée majoritairement de musulmans sunnites (70 %) mais compte une minorité non négligeable de chiites (10 à 15 %), tandis que l’Iran compte 90 % de chiites et 8 % de sunnites. Tous d’eux craignent l’influence que l’autre pourrait exercer sur sa minorité. Pendant la guerre entre l’Iran et l’Iraq de 1980 à 1988, l’Arabie saoudite a appuyé financièrement Saddam Hussein[4]. Elle est un important bénéficiaire de l’aide militaire américaine et britannique; en 2010, les États-Unis ont annoncé des ventes d’armes à l’Arabie saoudite qui s’élevaient à 60,5 milliards de dollars, ce qui lui a permis d’accroître considérablement sa capacité offensive ainsi que son « interopérabilité » avec les forces militaires américaines[5].
En août 2011, le roi saoudien Abdullah a été le premier leader arabe à fustiger publiquement le président syrien Bashar el-Assad au cours de la crise actuelle. Il a également exercé d’intenses pressions sur les autres leaders du Moyen-Orient afin qu’ils critiquent aussi Assad, et a permis aux clercs salafistes ultraconservateurs de prendre le micro pour encourager les musulmans à le renverser. Le 1er avril 2012, lors d’une réunion des « Amis de la Syrie » à Istanbul, qui regroupait des représentants de 70 nations, l’Arabie saoudite, appuyée par le Qatar et d’autres États du Golfe, a proposé de fournir des armes aux rebelles et des incitatifs financiers aux soldats de l’armée régulière afin qu’ils fassent défection. Ni les États-Unis ni la Turquie n’ont voulu prendre une telle mesure.
Compte tenu du bilan de l’Arabie saoudite en matière de violation constante et grave des droits de la personne, les préoccupations qu’elle a exprimées quant à la violente répression des récentes protestations par le régime Assad semblent peu sincères. Toutefois, en fournissant des armes à l’ensemble des membres de l’opposition ou à certains d’entre eux, elle gagnerait une influence considérable en déterminant les gagnants parmi l’opposition, probablement les groupes proches des salafistes, qui prônent la ligne dure au détriment des islamistes modérés et des laïcs. La Jordanie serait la voie la plus probable pour l’acheminement des armes saoudiennes aux dissidents syriens. Le remplacement du président Assad par un gouvernement pro-saoudien constituerait une menace grave pour la sécurité de l’Iran et minerait l’équilibre actuel du pouvoir dans la région.
La chute du président Assad priverait l’Iran de son meilleur allié dans la région et affaiblirait ses liens avec le Hezbollah et le Hamas. Un changement de régime en Syrie détruirait probablement l’alliance actuelle entre la Syrie, le Hezbollah et l’Iran : la Syrie constitue le couloir sécuritaire pour la livraison des armes au Hezbollah, sa neutralisation isolerait donc l’Iran et affaiblirait le Hezbollah. Un Hezbollah amoindri dissuaderait moins les desseins d’Israël, en particulier en cas d’attaque israélienne contre l’Iran [6].
Compte tenu des déclarations publiques répétées d’Israël faisant état de son intention d’attaquer l’Iran, ce dernier a tout lieu de craindre les bombardements aériens israéliens. Pour attaquer l’Iran, Israël devrait probablement traverser l’espace aérien syrien, turc, jordanien ou saoudien. L’Arabie saoudite, la Jordanie et la Turquie pourraient permettre à Israël de mener une telle attaque, mais pas la Syrie sous Assad. De plus, l’équipement sophistique de défense et de surveillance aériennes de la Syrie lui permettrait de détecter immédiatement tout assaut imminent et éventuellement d’y faire face. Si le régime syrien devait changer, l’Iran ne pourrait pas compter sur ce pays-tampon.
Quelles sont les préoccupations des groupes religieux, ethniques et économiques divers?
Les chrétiens syriens, environ 10 pour cent de la population, sont écartelés entre des préoccupations contradictoires. D’une part, ils partagent les frustrations de leurs compatriotes en ce qui concerne la corruption du régime Assad, la mauvaise gestion économique et un régime autoritaire. Toutefois, ils craignent également une guerre civile ainsi que la discrimination ou même la persécution si un gouvernement islamiste devait remplacer le régime Assad. Leurs craintes ont été exacerbées par la violence sectaire qui frappe l’Iraq et les attaques contre les chrétiens coptes d’Égypte après la chute d’Hosni Moubarak. Selon un chef religieux orthodoxe syrien, les chrétiens syriaques ne craignent pas tant les islamistes qui peuvent prendre effectivement le pouvoir en Syrie que l’extrémisme islamiste[7], qui pourrait éventuellement prendre racine sous un nouveau régime ou un régime moins stable.
Les frustrations des musulmans sunnites, qui représentent 74 % de la population, sont attribuables aux décennies de domination de la vie politique et économique syrienne par les membres de la minorité alaouite, une secte chiite à laquelle appartient l’actuel président. Toutefois, il serait simpliste de supposer que les musulmans sunnites sont nécessairement opposés au maintien du régime Assad. Lorsque le père de l’actuel président, Hafez el-Assad, a pris le pouvoir en 1970, il a promulgué une série de politiques qui ont favorisé les hommes d’affaires sunnites conservateurs importants concentrés dans les grandes villes, dont les entreprises avaient été affaiblies par les nationalisations baasistes des années 1960[8]. Cela a donné lieu à une matrice de connexions et de loyautés qui a renforcé le régime d’Hafez el-Assad et de son fils. Hafez el-Assad a obtenu le soutien d’hommes d’affaires de premier plan durant sa confrontation avec les Frères musulmans, qui a duré six ans. Au cours d’un incident, les forces gouvernementales ont tué plus de 15 000 personnes dans la ville d’Hama, dévastant les Frères musulmans en Syrie[9].
Des affrontements ont également eu lieu entre les Kurdes et les tribus arabes dans le nord de la Syrie. Les Kurdes représentent environ 9 % de la population syrienne, soit la plus importante minorité ethnique, et sont concentrés dans le nord du pays. Ils ont longtemps souffert de discrimination sous le régime du parti Baas et espéraient que l’opposition actuelle serait plus sensible à leurs préoccupations et à leur désir d’une plus grande autonomie. Toutefois, le groupe de coordination de l’opposition actif à l’extérieur de la Syrie, le Conseil national syrien (CNS), a opposé son veto à une proposition formulée à la fin mars, visant à élargir la portée du CNS et à reconnaître les droits des Kurdes[10].
Sous le régime Assad, les alaouites dominent l’armée et les services du renseignement, bon nombre d’entre eux ont donc intérêt à ce que le régime Assad soit maintenu. Néanmoins, de nombreux alaouites craignent les actes de vengeance par la majorité sunnite advenant la chute du régime Assad.
[1] Nerguizian. Aram. « U.S.AND IRANIAN STRATEGIC COMPETITION: The Proxy Cold War in the Levant, Egypt and Jordan. » Centre for Strategic & International Studies, 26 octobre 2011, p. 18.
[2] « In the Middle East and North Africa - Representative Projects. » SNC-Lavalin, consulté le 17 avril 2012.
[3] Solyom, Catherine. « Ex-SNC-Lavalin official promoted rally in support of Syrian dictator Assad. » Vancouver Sun, 29 février 2012.
[4] U.S. Department of State. ―Background Note: Saudi Arabia.‖ Bureau of Near Eastern Affairs, 5 avril 2010.
[5] Teitelbaum, Joshua. « Arms for the King and His Family, » JerusalemCenter for Public Affairs, 4 novembre 2010.
[6] Haddad, Bassam. « Dictatorship, military intervention and false binaries in Syria. » Al Jazeera, 19 janvier 2012.
[7] « Syria's Christians caught in the middle.» bbc.co.uk , 6 avril 2012.
[8] Les mêmes politiques ont appauvri d’autres sunnites conservateurs — les petits marchands et artisans, soit la base du soutien aux Frères musulmans.
[9] Haddad, Bassam. “The Syrian Regime’s Business Backbone.”Jadaliyya, 22 mars 2012.
[10] "Kurds struggle for recognition in Syrian revolt." Reuters, 29 mars 2012.
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