Fiche-info 118, publiée en mai 2011 : Cette fiche-info revient sur les importants bouleversements politiques qui ont eu lieu en Syrie au cours des premiers mois de 2011. La Syrie est dirigée par un régime autocratique depuis plus de quatre décennies : Hafez el-Assad a régné de 1971 à sa mort en 2000, avant d’être remplacé par son fils Bachar el-Assad depuis. Des sources sures rapportent une résistance armée contre le gouvernement, qui soulève la question de savoir si le président el-Assad pourra rester au pouvoir. Pour répondre à cette question, ce document discute de l’identité des manifestants et de leurs demandes, du soutien dont ils disposent et des injustices à l’origine de telles manifestations.

Les bouleversements politiques en Syrie en 2011

Série Fiche-info N.118, créée: Mai 2011, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 

unrest.pngQuelle est l’importance des bouleversements politiques en Syrie?

Les bouleversements politiques qui ont sévi au cours des premiers mois de 2011 ont été d’une importance capitale pour nombre de raisons. Premièrement, la Syrie est dirigée par le régime autocratique de Bachar el-Assad depuis 2000. Son père, Hafez el-Assad, a régné lui aussi en autocrate sur le pays de 1971 à 2000. Des soulèvements populaires semblables à ceux observés en mars et en avril 2011 n’avaient pas vu le jour depuis les années 1980. Deuxièmement, l’apparente volonté du gouvernement à consentir à des concessions à la demande du mouvement de protestation en avril a semblé indiquer qu’une évolution politique positive était possible en Syrie. Toutefois, les mesures répressives du gouvernement à la fin du mois d’avril – qui se soldèrent par la mort de 535 personnes en date du 1er mai, selon The Gardian[1] - ont provoqué une déception sans égal chez ceux qui suivent les événements en Syrie. Enfin, l’agitation de 2011 est significative parce que des sources sures rapportent une résistance armée contre le gouvernement, soit un mouvement inattendu et dont on ne connaît pas toutes les facettes.

 

Qui sont les manifestants syriens et que revendiquent-ils?

La plupart des manifestants sont dans la vingtaine ou au début de la trentaine et sont férus d’Internet. Avant le déclenchement des manifestations, de nombreux jeunes ont fait part à des journalistes étrangers de leurs frustrations par rapport au chômage élevé chez les jeunes, les perspectives de carrières limitées et la liberté d’expression restreinte. Certains observateurs croient que le mouvement interdit des Frères musulmans[2] a participé à la mobilisation des protestataires. Ils soulignent que l’administrateur de la page Facebook « Syrian Revolution 2011 » – qui, avec ses 130 000 membres, est la page web la plus importante en ce qui a trait à l’appel à la mobilisation – dirige la section suédoise des Frères musulmans[3]. En général, les manifestants n’étaient pas armés. Par contre, des sources sures ont rapporté qu’environ 60 agents des forces de sécurité en Syrie ont été tués au cours des dernières semaines, certains ayant même été mutilés. De manière significative, le président el-Assad n’a pas accusé les protestataires d’avoir commis ces meurtres. Quoi qu’il en soit, le fait que des groupes armés aient mené des opérations contre les forces gouvernementales soulève de sérieuses questions quant à l’organisation et aux objectifs de tels groupes[4]. De plus, que certains agents gouvernementaux ne portent pas l’uniforme contribue à la confusion.

Initialement, les protestataires n’exigeaient qu’une réforme politique – plus particulièrement la fin de l’état d’urgence qui perdure depuis 47 ans – et des mesures anticorruption. Cependant, à la suite des actes de répression de la fin du mois d’avril, certains d’entre eux veulent maintenant la démission du président et que soient poursuivis en justice certains des dirigeants du régime. Des édifices gouvernementaux, des portraits et des statues représentant le président actuel Bachar el-Assad et son père, l’ancien président Hafez el-Assad, ont été défigurés. Le fait que de plus en plus de contestataires revendiquent ouvertement que soient limités les pouvoirs des forces de sécurité est considéré par un analyste comme « un signe capital et sans précédent que la population, de façon généralisée, n’a plus peur des forces de sécurité »[5].

 

Quelle est l’envergure du soutien octroyé aux protestataires?

Contrairement aux mouvements de protestations égyptiens et yéménites, ceux de Damas, la capitale syrienne, n’ont pas connu la même envergure[6]. En revanche, les manifestations – les plus importantes à survenir sous la présidence de Bachar el-Assad – ont lieu dans de nombreuses villes à travers le pays. Elles grandissent en nombre et en importance de façon constante depuis la fin du mois de mars[7]. Personne ne sait si cette expansion du mouvement n’est que le reflet d’une montée de la colère d’une petite partie toujours croissante de la population envers la répression brutale des manifestations[8] ou s’il s’agit d’un désir plus généralisé de changements majeurs. L’absence de médias indépendants syriens sur le terrain et l’interdiction actuelle d’accès visant la plupart des journalistes étrangers rendent difficile l’estimation de l’ampleur du mouvement de protestation.

 

Quelle est l’origine des revendications à la base des protestations en Syrie?

La centralisation et l’abus de pouvoir par la famille el-Assad, le parti Baas et les musulmans alaouites. L’article 8 de la constitution syrienne prévoit que le parti Baas – un parti séculier qui allie socialisme et nationalisme arabe – soit le seul à gouverner la société et l’État syriens. Les autres partis politiques doivent consentir à la pérennisation de la domination du Baas pour demeurer légaux. Père du président syrien actuel, Hafez el‑Assad a pris la tête du parti en 1970 – en même temps que la présidence du pays – et y demeura jusqu’à sa mort en 2000. Membre de la secte alaouite qui, jusqu’à son ascension au pouvoir, faisait l’objet d’une forte discrimination, il attribua à ses coreligionnaires des postes de premier plan au sein de l’armée et des services de renseignements. Hafez el-Assad et son fils Bachar, lequel a pris les rênes du pouvoir à la mort de son père, auront à eux seuls assumé la présidence pendant quatre décennies. Les forces de sécurité sous les deux régimes ont fréquemment violé les droits humains fondamentaux. La Syrie a obtenu un lamentable 2,5 sur 10 sur l’échelle de perception de la corruption en 2010 par Transparency International.

La pauvreté et l’insécurité alimentaire induites par les crises économiques et par la sécheresse. Cinq sécheresses consécutives ont fait basculer 800 000 Syriens dans une extrême pauvreté[9] – 32 % de la population vit actuellement avec 2,00 $ par jour ou moins – forçant des centaines de milliers de familles à l’exode urbain et vers d’autres régions du pays au cours des années. Ces désastres naturels ont sérieusement réduit l’accès des Syriens aux aliments de base. L’ONU a recensé des conséquences majeures sur la santé infantile dans de nombreux gouvernorats. En raison de la flambée des prix des aliments à travers le monde, l’importation de denrées par le gouvernement n’a pas réglé le problème de l’insécurité alimentaire. Le taux de chômage officiel est établi à 8 %. On le croit par contre beaucoup plus élevé, en raison notamment de la poussée démographique de la jeunesse et la perte des moyens de subsistance causée par les sécheresses[10]. De nombreux Syriens n’arrivent pas à faire face à la flambée des prix du blé, dont l’augmentation a été estimée à 100 % au cours de la dernière année par Joshua Landis, spécialiste de la Syrie[11].

L’expérience récente de Bachar el-Assad avec le modèle chinois de développement – la domination d’un parti unique combinée à une politique économique davantage axée sur l’« économie de marché » et sur la recherche d’une place au sein de l’« économie mondiale » – n’a pas fait long feu. En effet, les investissements étrangers n’ont pas afflué comme souhaité et le taux de chômage a augmenté. Pire encore, la diminution de la production de pétrole au pays, associée à une hausse de la demande intérieure pour les produits pétroliers, a entrainé un solde négatif de la balance pétrolière en 2007. Les mesures prises pour réduire le mécontentement (p. ex. la hausse des salaires du personnel du secteur public en 2010) ont eu pour effet de gonfler le déficit. De plus, la présence d’un million de réfugiés irakiens constitue une source supplémentaire de tension économique. Ces circonstances font en sorte que la capacité du président de continuer de cette façon est limitée, sans mentionner celle de réduire l’insécurité alimentaire et la pauvreté.

 

Est-ce qu’on peut s’attendre à ce que le président el-Assad demeure au pouvoir?

L’indépendance du président el-Assad vis-à-vis des États-Unis et d’Israël lui a valu de nombreux appuis en Syrie. Son succès à prévenir un conflit religieux ouvert est également considéré par la population comme une bonne raison pour ne pas l’évincer du pouvoir, malgré certaines appréhensions possibles par rapport à d’autres aspects de sa façon de présider[12]. Cette ambivalence prend tout son sens lorsqu’on considère le manque de clarté quant à celui qui lui succédera et au parti qui remplacera le Baas. Au moment de prendre le pouvoir peu de temps après la mort de son père en 2000, il était généralement perçu comme moins entremêlé dans la toile du pouvoir et plus ouvert à des réformes[13]. Ces facteurs peuvent expliquer l’émergence d’importantes contre-manifestations progouvernementales en mars et en avril 2011.

Les démissions récentes de 230 membres du parti Baas, en signe de protestation contre les actes de violence gouvernementale à l’endroit des manifestants, ont porté un dur coup au président. Quoi qu’il en soit, ces réactions n’avaient rien à voir avec les défections de personnalités politiques d’importance qui ont laissé leur marque chez le dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi.

Des analystes connaissant bien le président el-Assad sont d’avis qu’il préfèrerait être reconnu historiquement comme un réformateur plutôt que comme un paria dictatorial. Certains croient que les réactions contradictoires du gouvernement aux récentes manifestations – changements de stratégie abrupts vacillant entre répression et concessions – sont symptomatiques des divisions entre le président, d’autres membres de son parti et l’armée. Certains experts prévoient que si Bachar el-Assad perd la maîtrise du pouvoir, des partisans de la ligne dure pourraient prendre la relève[14].



[1] The Guardian, « Syrian regime's shells pound Deraa's Roman quarter », 1er mai 2011.

[2] L’association des Frères musulmans est bannie en Syrie et a fait l’objet d’une répression brutale périodique, notamment lors du massacre de Hama en 1982 qui fit entre 10 000 et 25 000 morts et blessés.

[3] Syria Comment. « The Man behind ‘Syria Revolution 2011’Facebook-Page Speaks Out 24 avril 2011 ». Fida’ ad-Din Tariif as-Sayyid (26) est le gestionnaire de la page web. Des analystes sont d’avis que ses commentaires au début des manifestations étaient similaires en forme et en fond à ceux de Ikhwan, le site Internet des Frères musulmans.

[4] Syria Comment. « Advice to the UN from a retired diplomat ». 27 avril 2011. 

[5] Daily Star, « The epic Arab battle reaches Syria ». Rami G. Khouri. 27 avril 2011.

[6] Syria Comment. « Advice to the UN from a retired diplomat ». 27 avril  2011. 

[7] Daily Star. « The epic Arab battle reaches Syria ». Rami G. Khouri. 27 avril 2011.

[8] Des organisations des droits de la personne qu’en date du 1er mai, 1 535 individus ont été tués; entre 1 100 et 1 500 autres ont été emprisonnés, dont bon nombre d’entre eux ont été battus et torturés.

[9] Financial Times. « Uprising exposes Syria’s economic weaknesses » Abigail Fielding-Smith and Lina Saigol. 26 avril 2011.

[10] Les Nations Unies en Syrie. « UN extends emergency aid to drought-hit Syria  [2011-02-10] »

[11] Conversation tenue le 28 avril 2011 avec Joshua Landis, directeur du Center for Middle East Studies de l’Université d’Oklahoma.

[12] La Syrie est une mosaïque de personnes : 72 % sont sunnites, 13 % chiites, 10 % alaouites, 10 % chrétiens et 3 % druzes.

[13] Human Rights Watch. « A Wasted Decade. Human Rights in Syria during Bashar al-Asad’s First Ten Years in Power ». Juillet 2010, p. 1 et 5. Traduction libre : « Une décennie perdue. Les droits de la personne en Syrie pendant les dix premières années de pouvoir de Bachar el-Assad. »

[14] Syria Comment. « Shock in Syria: the Messy and Unlikely Alternatives for Bashar ». David W. Lesch. 27 avril 2011. Traduction libre : « État de choc en Syrie, les choix obscurs et peu probables pour remplacer Bachar ».

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