Fiche-info 111, publiée en février 2011 : Cette fiche-info analyse l’émergence récente de grandes manifestations en Jordanie, un évènement assez exceptionnel dans l’histoire moderne de ce pays. Bien que différentes de celles qui se déroulent parallèlement en Égypte et au Yémen au niveau du ton et de l’urgence, ces manifestations semblent avoir pour origine des griefs courants. En effet, elles découlent donc d’une détérioration de la situation économique et sociale du pays, d’une démocratie faible, et  de droits de la personne et du travail limités ainsi qu’une liberté de presse restreinte. Pour terminer, ce document traite également de la réaction du gouvernement jordanien suite à ces manifestations.

Les manifestations en Jordanie - janvier et février 2011

Série Fiche-info N.111, créée: Février 2011, Canadiens pour la Justice et la Paix au Moyen-Orient
 

jordan.pngQuelle est la portée des manifestations survenues en janvier et février 2011 en Jordanie?

L’émergence de grandes manifestations en Jordanie est un phénomène plutôt exceptionnel dans l’histoire moderne de ce pays mais elles diffèrent toutefois de celles qui se déroulent parallèlement en Égypte et au Yémen au niveau du ton et de leur insistance. Répondant à un appel à la manifestation lancé par le populaire dirigeant syndical Mohammad Sneid, environ 8 000 Jordaniens sont descendus dans les rues d’Amman (la capitale), de Maan, de Karak, de Salt, d’Irbid et d’autres villes le vendredi, 14 janvier. Alarmés par la flambée des prix alimentaires et du carburant, ils ont scandé « la Jordanie n’est pas seulement pour les riches. Le pain est un besoin fondamental. Prenez garde à notre faim et à notre fureur »[1]. Malgré les projets d’aide économique annoncés par le gouvernement, environ 6 400 Jordaniens sont une fois de plus descendus dans les rues le 21 janvier : 5 000 à Amman et environ 1 400 ailleurs, principalement à Zarqa et à Irbid, au nord du pays. Ils ont réclamé « le pain et la liberté », exigeant la démission du premier ministre Samir Rifaï et son remplacement par le parlement. La manifestation avait été organisée conjointement par les plus grands syndicats de Jordanie, les Frères musulmans et leur branche politique, le Front d’action islamique[2].

Le vendredi, 28 janvier, 6 000 personnes ont manifesté : 3 500 à Amman et 2 500 dans six autres villes. Rifaï a démissionné et, le 1er février, le roi Abdullah II a reconduit Marouf Bakhit dans ses fonctions de premier ministre, lui enjoignant de prendre des « mesures pratiques, rapides et tangibles pour lancer un véritable processus de réforme politique, conformément à la vision du roi en matière de réforme, de modernisation et de développement à l’échelle globale »[3]. Le 3 février, le roi Abdullah a rencontré des membres des Frères musulmans afin de discuter de la façon de désamorcer les tensions. Ces derniers se sont ensuite retirés des manifestations prévues pour le 4 février, affirmant vouloir donner au nouveau premier ministre la possibilité de promulguer des réformes. Malgré le retrait des Frères musulmans, des centaines d’autres manifestants sont encore descendus dans les rues de la capitale ce jour-là[4].

 

Quels sont les motifs des manifestations en Jordanie?

Les conditions économiques et sociales. Les prix alimentaires en Jordanie (à l’instar d’autres pays du monde[5]) ont grimpé en flèche ces derniers mois[6]. L’inflation s’est emballée à 6,1 % en décembre 2010. On estime que le taux de chômage se situe entre 12 et 30 % à travers le pays et qu’un quart de la population vie dans la pauvreté. En Jordanie, le salaire minimum est de 211 $ par mois. Amman, qui abrite un tiers de la population jordanienne, est l’une des villes les plus chères du monde arabe. Selon les dirigeants de l’opposition, le gouvernement a, au cours des dernières années, imposé des régimes fiscaux régressifs qui ont accru le fardeau fiscal des plus pauvres. La Jordanie a aussi mis en œuvre plus d’accords de libre-échange qu’aucun autre pays du Moyen-Orient, privatisé des sociétés d’État et éliminé la plupart des subventions pour les frais de carburant. L’opposition attribue les problèmes actuels à ces politiques gouvernementales.[7] [8] [9] [10].

Une démocratie faible, des droits de la personne et du travail limités, et une liberté de presse restreinte. En vertu de la constitution jordanienne, le roi Abdullah II a le pouvoir exclusif de nommer les premiers ministres, les juges ainsi que les gouverneurs régionaux, et celui de dissoudre le parlement et de gouverner par décret. Les manifestants réclament des amendements constitutionnels pour limiter son pouvoir et veiller à ce que le poste de premier ministre soit détenu par le dirigeant élu de la majorité parlementaire. Toutefois, personne n’a exigé le départ du roi – la véritable source de pouvoir en Jordanie – pas même les Frères musulmans, le principal bloc d’opposition. Les manifestants réclament néanmoins d’importantes réformes économiques et politiques[11].

Le roi a dissous le parlement en novembre 2009, deux ans seulement après le début de son mandat de quatre ans. En 2010, le gouvernement a dirigé le pays par décret[12]. Il a adopté des lois enchâssant l’inégalité en matière de représentation parlementaire entre les Jordaniens d’origine palestinienne, soit la moitié de la population, et les Jordaniens « autochtones » de la rive orientale du Jourdain[13].

Les élections parlementaires de novembre 2010 ont été entachées de fraude, de violence, de votes achetés et de règles assurant la sous-représentation des électeurs urbains – plusieurs d’entre eux d’origine palestinienne – qui s’inclinent moins devant la monarchie que les électeurs tribaux des zones rurales[14] [15]. La liberté d’expression, de réunion et de presse est aussi été restreinte. Par exemple, le gouverneur de Zarqa a interdit à Radio Balad d’accueillir et de diffuser un débat entre des candidats et intitulé « Chômage et environnement », ne donnant aucune raison pour justifier cette interdiction. Un autre candidat a été accusé de « provoquer des conflits sectaires », simplement parce qu’il avait déploré dans son manifeste électoral le fait que les Jordaniens d’origine palestinienne ont plus de difficulté à se trouver un emploi que les autres Jordaniens et qu’ils sont victimes d’autres formes de discrimination. Une loi restrictive en matière de « cybercrime » a été adoptée en août 2010[16].

Des syndicalistes ont été poursuivis et emprisonnés pour avoir chahuté un ministre et pour s’être « rassemblés illégalement » alors qu’ils manifestaient contre des licenciements et contre leurs conditions de travail[17]. Les Jordaniens syndiqués ne peuvent faire la grève qu’avec la permission du gouvernement, tandis que les non-syndiqués ne peuvent pas faire la grève du tout. (Ces restrictions violent les normes de l’Organisation internationale du Travail (OIT).) Le groupe Human Rights Watch fait également remarquer que « la torture, systématique et généralisée ces dernières années, continue, en particulier dans les postes de police, où les plaintes pour mauvais traitement ont augmenté en 2009 et en 2010 »[18].

Les Jordaniens ont donc peu de façons, autres que la manifestation, de faire valoir un quelconque changement politique. Toutefois, même les rassemblements pacifiques sont souvent jugés illégaux. Il faut obtenir la permission des gouverneurs provinciaux pour la tenue de tout rassemblement public, chose que les gouverneurs refusent fréquemment. Les manifestations actuelles n’ont été possibles que parce que les gouverneurs n’ont pas fait respecter les règles[19].

L’inspiration insufflée par la « révolution du jasmin » en Tunisie et par les manifestations pro-démocratie en Égypte. Les manifestations en Jordanie ont commencé avant celles survenues en Tunisie, mais n’ont pris de l’ampleur qu’après le succès de la « révolution du jasmin » en Tunisie. Les manifestations parallèles en Égypte ont fasciné les Jordaniens et recueilli beaucoup d’appui chez ceux-ci. Le succès relatif des manifestations égyptiennes a conduit à des discussions en Jordanie visant à exiger du roi qu’il rende davantage de comptes au public[20].

 

Comment le gouvernement de Jordanie a-t-il réagi aux manifestations?

Le gouvernement de Jordanie a essayé d’éviter que les manifestations ne suivent l’exemple de la Tunisie en mettant rapidement de l’avant un plan d’une valeur de 550 millions de dollars de nouvelles subventions pour les frais de carburant et pour les denrées de base tels que le riz, le sucre ainsi que les combustibles destinés au chauffage et à la cuisson. Ces subventions stimuleraient également la création d’emploi, comprendraient des hausses de salaire pour les fonctionnaires et un plan de pensions pour les employés du gouvernement et les militaires retraités[21] [22]. Les dirigeants de l’opposition ont rejeté ces mesures, affirmant qu’elles étaient « conçues pour endormir les gens », et ont exigé des réformes plus profondes et plus complètes[23]. Le 1er février, voyant que ces nouvelles mesures n’avaient pas réussi à prévenir toute manifestation additionnelle, le roi a renvoyé le premier ministre en exercice (Rifaï) et a reconduit l’ancien premier ministre Marouf Bakhit dans ses fonctions.

 

Malgré la déférence persistante des Jordaniens envers la monarchie, les manifestants sont sceptiques quant à la nomination de Marouf Bakhit au poste de premier ministre par le roi, le 1er février 2011. Militaire proaméricain, ancien conseiller à la sécurité nationale du roi et ex-ambassadeur en Israël, Bakhit est vu comme un obstacle à la réforme.  Lors de son mandat de premier ministre entre 2005 et 2007, Bakhit n’a pas mis en œuvre le Programme national – un projet datant de 2005 qui prévoyait le lancement d’un plan de réformes s’échelonnant sur dix ans, y compris des emplois assurant au moins le salaire minimum. Il a également sévi contre des organismes de bienfaisance indépendants. Bakhit a démissionné après qu’on l’eut accusé d’avoir truqué les élections de 2007[24].

 

Malgré son mauvais dossier en matière de droits de la personne ces dernières années, le gouvernement jordanien a, jusqu’à maintenant, évité d’avoir recours à la violence extrême ou à l’emprisonnement de masse pour réprimer les manifestations de 2011[25].



[1]Al-Arabiya,  « Despite govt measure to create jobs, control prices Jordanians protest & blame govt for living conditions », 14 janvier 2011.

[2] Al-Arabiya, « Protesters urge government to resign. Thousands rally in Jordan demanding 'bread, freedom' », 21 janvier 2011.

[3] The Guardian, « Jordan's King Abdullah appoints new prime minister as Egypt unrest spreads », 1er février 2011.

[4] CBS News, « Hundreds March Against Gov't in Jordan », 4 février 2011.

[5] FAO, « World food prices reach new historic peak. 3.4 percent surge in January - FAO updates Food Price Index », 3 février 2011.

[6] The Jordan Times, « Leaders rap food inflation amid Mideast unrest », 3 février 2011.

[7] Al-Jazira, « Thousands protest in Jordan », 28 janvier 2010.

[8] US Central Intelligence Agency. « World Factbook. Jordan »

[9] Al-Arabiya, « Despite govt measure to create jobs, control prices Jordanians protest & blame govt for living conditions », 14 janvier 2011.

[10] Al-Arabiya, « In a $230 mln package to preemptively prevent riots Jordan cuts food & fuel prices, and creates govt jobs », 13 janvier 2011.

[11] CBC, « Jordan's king sacks PM amid protests », 1er février 2011.

[12] Human Rights Watch, « Jordan: Let Jordanians Speak Their Minds », 27 janvier 2011.

[13] Huffington Post, « In Jordan, a Quick Move for Reform - Or Is It? », par Christoph Wilcke, 2 février 2011.

[14] Al-Jazira, « Violence hits Jordanian election », 9 novembre 2010.

[15] BBC News, « Jordan election victory for pro-government candidates », 10 novembre 2010.

[16] Human Rights Watch, « Jordan: Let Jordanians Speak Their Minds », 27 janvier 2011.

[17] Human Rights Watch, « Jordan: Let Jordanians Speak Their Minds », 27 janvier 2011.

[18] Human Rights Watch, « World Report 2011: Jordan »

[19] Huffington Post, « In Jordan, a Quick Move for Reform - Or Is It? », par Christoph Wilcke, 2 février 2011.

[20] The Guardian, « Egypt protests: the view from the Middle East », Entrevue audio avec Martin Chulov, 3 février 2011.

[21] BBC News, « New Jordan PM unlikely to appease protesters »,  par Dale Gavlak, 1er février 2011.

[22] Al-Arabiya, « Salary hike comes after a day of protest. Jordan hikes govt salaries in face of discontent », 21 janvier 2011.

[23] Al-Arabiya, « Protesters urge government to resign. Thousands rally in Jordan demanding 'bread, freedom' », 21 janvier 2011.

[24] Huffington Post, « In Jordan, a Quick Move for Reform - Or Is It? », par Christoph Wilcke, 2 février 2011.

[25] Conversation avec David Segall de Human Rights Watch, New York, 3 février 2011, 14 h.

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